Delphine Gras est chargée de recherche de classe normale au Centre de Recherche en Cardiovasculaire et Nutrition (C2VN – / AMU / Inserm / INRAE) où elle étudie les pathologies respiratoires chroniques. Dans le cadre de l’action Elles/Ils sont l’Inserm, elle partage son expérience de la parité dans la recherche, de la parentalité et l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle ainsi que la vulgarisation des savoirs scientifiques auprès des jeunes.
Pouvez-vous présenter votre poste et vos projets actuels ?
J’ai été recrutée à l’Inserm en 2018 en tant que chargée de recherche de classe normale, et j’ai intégré le C2VN (équipe 2 « Thrombose, plaquettes et désordres vasculaires ») à ce moment-là. Je m’intéresse aux maladies respiratoires chroniques, principalement l’asthme sévère et à l’implication de l’épithélium bronchique dans ces pathologies. L’épithélium bronchique recouvre les voies respiratoires et est constitué d’un ensemble de cellules à l’interface entre l’hôte et l’environnement. Je travaille sur cette thématique depuis mon doctorat en 2007. Auparavant j’avais travaillé sur le cancer du sein et la maladie d’Alzheimer.
Notre objectif est de créer notre propre équipe au sein du C2VN pour développer notre thématique sur l’épithélium bronchique et ses relations avec les cellules inflammatoires dans les maladies respiratoires chroniques sévères. Le groupe est actuellement composé d’un professeur des universités-praticien hospitalier (PU-PH), de deux chargées de recherche INSERM, d’une technicienne, ainsi que trois doctorants et un master 2.
Si vous avez des enfants, seriez-vous prête à prendre un congé parental ?
Je n’ai pas d’enfant, et je ne pense pas que j’aurais pris un congé parental. Il y a deux motifs à cela. Personnellement, j’ai besoin de contact social et de sortir de chez moi. Professionnellement, tout va très vite dans la recherche et après une absence de longue durée, il est difficile de rattraper son retard. Il est aussi important de ne pas se faire oublier, en termes de publication et de financement.
[Le plan égalité professionnelle de l’Inserm prévoit d’améliorer la gestion des longues absences et de promouvoir une reprise sereine et motivante. ]
J’ai des collègues qui ont eu des congés parentaux, et cela a changé la façon dont elles étaient considérées à leur retour. Je pense que ce serait aussi valable pour les hommes qui prendraient un congé parental. C’est malheureusement aussi le cas pour les longues maladies, on peut rapidement être jugé en cas de longue absence, même justifiée.
Que pensez-vous du statut à 80% ?
Contrairement au congé parental, je trouve ce statut très intéressant pour pouvoir concilier parentalité et activité professionnelle. Il est moins contraignant qu’un arrêt comme le congé parental, qui interrompt la carrière d’un agent. Les inconvénients sont encore une fois la considération par les collègues qui peut être modifiée et l’impact sur la retraite des personnes qui le choisissent, qui statistiquement sont majoritairement des femmes…
[Pour les enfants nés après le 1er janvier 2004, le temps partiel de droit (de 50% à 80%) permet la prise en compte gratuite de la période dans le calcul de la durée des services valables pour la retraite et ce jusqu’au 3 ans de l’enfant. Au-delà, le temps partiel sera pris en compte au prorata du temps de travail et aura donc un impact sur la retraite avec une diminution du montant. Pour en savoir plus : cliquez ici]
Pensez-vous qu’il y aurait quelque chose à faire pour favoriser l’implication des pères ?
Peut-être que les femmes s’imposent « naturellement » pour assurer le quotidien de la vie de famille et que la question de « qui va demander le 80% » ne se pose pas. Il serait intéressant d’en prendre conscience autant au niveau de la mère que du père afin d’ouvrir le débat au sein de la cellule familiale.
Au cours de votre carrière avez-vous été témoin ou l’objet de clichés sexistes ?
Non, j’ai eu cette chance de ne pas l’avoir vécu lors de mon activité professionnelle. Mes chefs ont toujours été des hommes, à part depuis 2018, mais je n’ai jamais connu le côté machiste.
J’ai davantage connu des comportements sexistes au cours de mes études.
Toutefois, je constate aujourd’hui qu’une majorité des postes de direction dans la recherche sont assumés par des hommes. Une femme est à la tête de notre unité, mais cela est assez rare. Bien que l’Inserm assure une promotion accrue de ses expertes Inserm auprès des médias, sur ses supports et lors des événements, je constate que les personnalités qui défilent sur le site de l’Inserm sont quasiment toutes des hommes.
Pendant les entretiens de recrutement, il y a souvent une question qui se pose si c’est une femme c’est « est ce qu’elle a des enfants ou va en avoir ». Derrière cette question il y a la problématique suivante « J’ai un contrat pour un an, si la personne s’en va cela va être problématique. ». J’ai été confrontée à cette situation en tant que recruteur, c’est terrible de penser de cette façon, et au final je n’en ai pas tenu compte mais c’est la réalité que l’on soit homme ou femme. Je l’ai aussi vécu précédemment avec mon chef de groupe (homme), qui pourtant ne travaille qu’avec des femmes, c’est la question qui revenait à chaque recrutement : « Quel est le retour sur investissement si la personne recrutée s’en va en congé maternité ou parental, est-ce que cela vaut le coup ? ». Si c’est un poste de titulaire la question se pose moins, mais sur des petits contrats … c’est un problème évoqué.
A contrario lorsque l’on a un homme en face de soi, on ne se dit pas qu’il va peut-être bientôt devenir papa, prendre un congé paternité et se mettre à 80%. Je ne pense pas que l’on se pose ce genre de questions, alors que c’est tout à fait possible !
[Promouvoir l’égalité des chances est une priorité de l’Institut. A travers le plan PEP, des formations de sensibilisation aux stéréotypes et biais inconscients seront proposées aux membres des commissions, conseils et jurys.]
Est-ce que vous pensez que les quotas pourraient être une bonne solution ?
Non, parce qu’être une femme ne garantit pas d’être plus qualifiée pour un poste. Il peut y avoir plus d’hommes une année et plus de femmes une autre année.
Est-ce que vous avez des exemples de solutions pour féminiser les postes à responsabilité ?
Je pense que c’est un travail sur le long terme, le fait d’en parler aujourd’hui est un début, nous n’en parlions pas il y a quelques années. C’est vraiment la discussion, l’évolution des mentalités des hommes et des femmes qui fera changer la situation. Je ne pense pas qu’il y ait de solution miracle, mais je ne suis pas pour les quotas.
Aviez-vous d’autres exemples de pratiques à l’étranger qui pourraient être intéressantes pour faciliter la parentalité ?
On peut s’inspirer de pratiques qui existent dans d’autres pays, comme les crèches en université, ou celles de proximité, moins contraignantes, où les parents peuvent amener leur enfant au travail. La garderie est sur le lieu de travail, avec des horaires d’ouverture plus étendus, qui correspondent davantage à nos métiers qui sont tributaires des expériences et manipulations.
Dans les pays nordiques, le télétravail est largement utilisé. Lorsque l’on est chercheur, on peut faire du télétravail pour les tâches administratives, et l’écriture de projets. Parallèlement le travail sur site reste important.
Le télétravail flottant est peut-être une des solutions, contrairement au télétravail fixe une fois par semaine qui n’est pas forcément adapté à nos conditions de travail. En effet, il se peut que l’on ait besoin de 5 jours de télétravail pendant une semaine pour avancer sur des projets, et ensuite aucun pendant un mois. Cette solution offre plus de flexibilité, en conservant une présence sur site indispensable. Cependant, le télétravail n’est pas possible pour tous les métiers de la recherche.
Vous êtes engagée dans l’association Les Petits Débrouillards, qu’est-ce qui vous a motivé à avoir cet engagement ?
Je les ai rencontrés à la fête de la science en 2016, alors que je tenais un stand avec le laboratoire. Les Petits Débrouillards ont pour mission de vulgariser les sciences et ouvrir l’esprit critique, de sociabiliser, de créer des vocations, et cela concerne aussi bien les enfants que les adultes, c’est une façon de rendre accessible les sciences à tout un public, transmettre les savoirs et c’est ce qui me plait.
J’ai intégré le conseil d’administration de l’association où l’on gère les budgets et les divers projets tout en continuant de participer aux actions associatives. Je souhaite, à travers la vulgarisation des sciences, les faire découvrir d’une autre façon.
Pendant trois ans, j’ai aussi été impliquée dans une autre association qui s’appelle Apprentis Chercheurs. Le principe est le suivant : pendant 10 demi-journées par an, des élèves de 3ème et de 1ère viennent le mercredi après-midi et on leur propose un petit projet ou des manipulations à faire. Ensuite ils présentent ce qu’ils ont fait au cours d’un petit congrès. J’ai eu des rencontres très enrichissantes avec des jeunes pour qui l’expérience a été davantage humaine que scientifique. La participation à ces demi-journées se fait par binômes et sur la base du bénévolat. Pour ma part je n’ai eu que des binômes de filles ! J’essaie de participer à tout ce qui est de l’ordre de la vulgarisation scientifique afin de démystifier le métier et le niveau requis pour y accéder.
Vous êtes-vous engagés dans ces missions associatives pour intéresser d’autres personnes, notamment des garçons dans un milieu de la biologie, qui est plutôt féminin ?
Non, l’activité me plaisait tout simplement. Mais avec le temps je me rends compte que mon équipe est majoritairement féminine et il est important pour moi qu’il y ait plus de mixité, je suis contente car c’est la première année que l’équipe est mixte. Toutefois, il reste difficile de trouver des garçons au niveau technicien. Il y a davantage d’homme dès que l’on monte en niveau de poste.
Avez-vous des modèles scientifiques féminins qui vous ont inspirés dans vos études/recherches ?
Mon modèle est Axel Kahn, dont j’apprécie son engagement éthique, et sa locution. J’en ai entendu parler la première fois via la thérapie cellulaire, le téléthon et ses travaux de recherche sur la myopathie cellulaire. C’est une personnalité médiatique et j’appréciais sa façon de parler, de voir les choses et son engagement en éthique et parité, au-delà de son implication dans ses recherches pour le cancer. J’ai été attristée d’apprendre son décès.
Récemment j’ai vu le film « Les figures de l’ombre », trois femmes afro-américaines en pleine ségrégation dans les années 60 qui cumulaient le fait d’être femmes et noires. Calculatrices pour la NASA, l’une est devenue le bras droit des calculs pour lancer une fusée et d’autres ensuite, la seconde a passé son diplôme d’ingénieur dans une école réservée aux blancs durant les cours du soir, et la troisième deviendra une experte en programmation informatique. Même si elles ne m’ont pas servies de modèles, ce film m’a marqué et impressionné, du fait des difficultés rencontrées : le racisme, le fait de travailler avec des hommes blancs, et le sexisme auxquels elles ont été confrontées. Malgré tout, certains hommes blancs leur ont fait confiance et grâce à leur génie elles ont pu s’en sortir.
Mon modèle est donc masculin, mais avec le temps j’espère qu’il y aura davantage de modèles féminins pour inspirer les futures générations.