Pouvez-vous nous présenter le thème de recherche de votre équipe ?
A.M. : L’équipe Épigénomique évolutive et conflits génétiques que je dirige au sein de l’institut Gred est spécialisée dans l’étude de la transmission de l’héritage génétique et l’évolution de l’information épigénétique. Le niveau épigénétique qui nous intéresse est celui des modifications chimiques et topologiques qui régulent l’expression des gènes sans changer la séquence d’ADN. Ces modifications ont une influence sur l’activation ou non de tel ou tel gène et donc sur le fonctionnement des cellules. En résumé, notre objectif est de comprendre l’impact de l’évolution de la régulation épigénétique sur la diversification des génomes.
Pourquoi avoir choisi l’épigénétique comme domaine d’étude ?
A.M. : L’épigénétique se situe à la frontière de ce que nous connaissons sur les questions en lien avec l’héritage génétique. L’exploration de ce domaine est passionnante car cela nous relie directement à ce que nous sommes fondamentalement, d’un point de vue biologique. Mais avant tout, c’est l’originalité qui me motive. Pour illustrer, mon raisonnement est un peu le suivant : disons que lorsque tout le monde regarde quelque part, je me dis : « Mais si on regarde à côté, qu’est-ce que cela donne ? » Par exemple, les images de Hubble, qui nous offrent une vue spectaculaire des confins de l’univers dans le spectre visible et ultraviolet. C’est extraordinaire. Mais derrière, qu’est-ce qu’il y a ? Les gènes ne constituent que 2 % du génome. Et les 98 % restants, qu’est-ce que c’est ?
Nous savons par exemple que l’ADN est hautement organisé dans l’espace. Et cette organisation dans l’espace est fondamentale pour expliquer pourquoi nous avons deux bras et deux jambes. Dans le noyau, qui fait quelques micromètres, il y a deux mètres d’ADN. Deux mètres dans chacune des cellules qui nous constituent. Ce repliement possède une fonction, et c’est ce que nous mettons au jour depuis 30 ans dans le domaine de l’épigénétique.
Beaucoup d’équipes s’intéressaient-elles à l’épigénétique quand vous avez lancé vos premiers travaux ?
A.M. : Oui, l’épigénétique ne date pas d’hier. Cependant, pour ma thèse, je voulais explorer un sujet émergent chez les mammifères : le lien entre l’épigénétique, les petits ARN, et l’hérédité. Tous les chercheurs importants étaient aux États-Unis, donc c’est là qu’il fallait aller. Je ne me suis pas démonté et j’ai postulé auprès de plusieurs instituts de recherche américains dans le cadre de mon M2. J’avais lu les articles des scientifiques, donc j’étais un peu « lettré » sur les questions qui les animaient. J’ai candidaté en présentant quelques pistes que je souhaitais explorer. Bingo ! Une équipe new-yorkaise dirigée par Gregory Hannon et située au Cold Spring Harbor Laboratory a accepté de m’accueillir.
J’étais aux anges, d’autant que c’était le berceau de plusieurs prix Nobel. Un lieu où a travaillé Barbara Mcclintock, où travaille Jim Watson, celui qui a découvert l’ADN. Pour moi, c’était le rêve. Mon école doctorale était française, mais j’ai trouvé un arrangement pour faire la thèse administrativement en France, tout en étant physiquement aux États-Unis pour l’activité de recherche. La thèse a duré 4 ans, puis je suis parti à Seattle pour le postdoctorat.
Quel souvenir conservez-vous de votre temps de recherche aux États-Unis ?
A.M. : Là où j’ai travaillé, il y avait toujours une forte imbrication entre les universités et les centres de recherche. Mais ces derniers disposaient toujours d’une forte autonomie dans la gestion de leurs activités. Par exemple, les chercheurs de ces instituts n’avaient pas forcément un quota d’heures d’enseignement à réaliser au sein des universités.
Il m’a aussi semblé que les étudiants américains étaient plongés assez tôt dans la recherche. Par exemple, il est classique qu’ils s’engagent dans la vie du laboratoire pendant un an ou deux, juste après la licence. Souvent, cela se fait au travers de contrats de technicien de laboratoire. Même si ces postes sont peu rémunérés, les étudiants les considèrent comme une forme de stage. Cela leur permet de se forger une expérience et de comprendre comment fonctionne un laboratoire. À l’issue de cette période, ils savent déjà comment rédiger une demande de thèse ou de financement. Ils sont également rodés sur les aspects de recherche expérimentale.
L’avantage de ce mode de fonctionnement est qu’il permet aux étudiants de ne pas disparaître du système académique. Ils font simplement un stage prolongé.
Enfin, le passage du public au privé et vice versa m’a paru plus facile pour les chercheurs, ce qui ouvre les parcours de carrières. Ce que l’on appelle « parcours alternatif » en France n’est pas du tout « alternatif » là-bas. Travailler dans une biotech, devenir chief scientific officer d’une start-up, c’est une carrière en sciences qui est tout aussi légitime.
De New York à Seattle, certains chercheurs vous ont-ils particulièrement marqués ?
A.M. : Tous m’ont laissé un souvenir fort. Pour ne citer qu’un exemple, mon directeur de postdoctorat, à Seattle, Harmit Malik, était vraiment extraordinaire. Déjà, le personnage était charismatique : membre du prestigieux Howard Hughes Medical Institute, de l’académie des sciences, reconnu dans le monde entier. Un esprit brillant. Mais surtout, il m’a laissé développer un programme de recherche de manière indépendante pendant mon postdoc. Sa manière de manager était très altruiste : il recrutait dans l’objectif d’inscrire les postdocs dans un projet de carrière. L’opposé du style : « Vous venez chez moi, vous me faites des gros papiers, puis vous vous en allez ! » Il cherchait à comprendre comment aider à structurer le projet du postdoc, pour l’amener jusqu’au bout.
Cela a‑t-il eu un effet sur votre manière de manager ?
A.M. : Chaque personne de mon équipe doit pouvoir construire son parcours. Ce n’est pas forcément facile, surtout dans un système qui fonctionne plutôt à court terme. Une thèse, un financement, ce sont des dispositifs limités dans le temps. J’essaye de leur donner envie de s’émanciper, pour qu’ils prennent leur carrière en main et s’épanouissent dans la science qu’ils font… Publier quatre articles dans Nature, c’est très bien, mais le prestige n’est pas une fin en soi.
En tant que chef d’équipe, mon rôle s’articule autour de deux axes : définir l’orientation scientifique, et trouver les financements de recherches. Il y a une interconnexion, car la direction de recherche ne peut pas être coupée des financements. Par conséquent, je dois parfois avoir un petit côté « marketing manager » : il faut promouvoir les projets pour convaincre les partenaires, mais également au sein de l’équipe. Cette dimension du travail me plaît : présenter des idées, voir ce qui accroche, ce qui n’accroche pas. C’est parfois frustrant, mais toujours enthousiasmant.
Le second point important en tant que manager, c’est de trouver l’adéquation entre les compétences de chacun et les missions à remplir. Enfin, je travaille à ce que chaque personne de l’équipe bâtisse un projet de développement des compétences.
Comment traduisez-vous cela concrètement ?
A.M. : Par exemple, j’organise des points d’étape au cours desquels chacun définit ses attentes et les partage avec les autres. Pour rendre la chose plus visuelle et claire, je peux créer un petit formulaire avec un curseur qui va de 1 à 5 pour différentes thématiques.
Ce type d’action apporte de la transparence et une meilleure compréhension entre les membres de l’équipe. De mon côté, cela me permet de mieux situer où en sont les collègues dans leur projet professionnel mais aussi de vie. Je profite également de ces échanges pour relayer des opportunités de recherches.
Avez-vous participé à des formations dédiées à l’encadrement ?
A.M. : Oui, d’abord via la Fondation pour la recherche médicale, puis à l’Inserm, via la mission Politique des cadres. Suivre leur parcours de formation m’a beaucoup plu et est très utile au quotidien. Par ailleurs, je lis un peu sur le sujet. J’ai « piqué » quelques idées à Stephen Covey dans son livre The Seven Habits of Highly Effective People. Par exemple, le système de la table d’Eisenhower. C’est une manière de trier les tâches que j’utilise pour mettre les choses à plat. On réalise une liste des tâches à effectuer, puis on les positionne dans une matrice constituée de quatre entrées : urgent / pas urgent et important / pas important. Le but est d’équilibrer la répartition des tâches. Si tout est « urgent / important », c’est le burn-out. Il faut se forcer à faire des choses qui sont importantes mais non urgentes, d’autant que les deadlines des projets vraiment importants, nous les connaissons généralement plusieurs mois à l’avance. Les outils tels que la table d’Eisenhower aident à trouver du temps quand on pense que tout est bloqué. Et cela permet de faire face à l’imprévu, ou de trouver de la disponibilité pour ceux qui en ont besoin, au moment où ils en ont besoin.
Pouvez-vous nous raconter comment votre parcours vous a mené à la recherche scientifique ?
Antoine Molaro : Après une enfance partagée entre plusieurs pays, notamment la Centrafrique et Djibouti, je suis revenu en France à l’adolescence, pour le lycée. Le format extrêmement encadré de l’école française ne m’a pas énormément plu. Et mon côté hyperactif n’a pas facilité les choses. En revanche, la fac a été une révélation. L’organisation de la vie universitaire, qui laisse beaucoup d’autonomie et de latitude, m’a permis de me plonger dans les lectures et de m’immerger totalement dans la biologie. Je me sentais comme un poisson dans l’eau, en tant qu’anonyme d’un amphithéâtre de 400 personnes.
La faculté fait la part belle au savoir et met de côté les individualités : l’étudiant vient au cours, prend ce qu’il y a à prendre, puis passe à autre chose. Moi qui ne lisais pas beaucoup et ne ressentais pas de vocation particulière pour la biologie, ces années m’ont permis de construire ma culture scientifique : François Jacob, Jacques Monod, Barbara McClintock… Et cela a marché. Je n’avais jamais eu d’excellentes notes auparavant, mais j’ai terminé major en deuxième année de biologie. Grâce à cela, j’ai pu rejoindre l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. De temps en temps, je repense à ma professeure de biologie de terminale : « Monsieur Molaro, une carrière en biologie, mais vous rêvez ! » Cela me fait sourire.
En dehors de la recherche, y a‑t-il d’autres centres d’intérêt qui vous tiennent à cœur ?
A.M. : Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours joué de la batterie. En autodidacte, puis avec un professeur dans une école de musique. J’ai fait partie de plusieurs groupes au lycée, y compris de metal hardcore. C’était excellent. Le metal a un côté technique et une dimension exutoire qui sont vraiment agréables.
Quand j’étais aux États-Unis, j’ai énormément pratiqué. Et à New York, je suis allé dans tous les clubs de jazz. C’est une véritable passion. Par exemple, pour les albums qui me sont chers, je peux facilement citer leur année de sortie, les noms de tous les musiciens, et celui des producteurs. C’est mon côté obsessionnel. D’ailleurs, si je peux vous conseiller un batteur à découvrir, foncez écouter le travail de Jack DeJohnette. Son style extrêmement fluide et son approche quasiment mélodique de la batterie ne peuvent pas laisser indifférents. Il a également apporté beaucoup d’innovations rythmiques et sa qualité d’improvisation est hors du commun il parvient à s’adapter parfaitement et extrêmement rapidement aux improvisations des autres membres du groupe.
Quel objet choisiriez-vous pour vous représenter ?
A.M. : Les baguettes de batterie me semblaient toutes indiquées. Au-delà de ma passion pour le jazz et la batterie, la musique m’a aussi aidé à certains moments-clé de ma vie, par exemple lorsqu’il a fallu gérer la paternité en parallèle de la recherche, durant mon postdoctorat. Le fait de participer à des répétitions, ce genre de repères m’aidait à créer des points d’ancrage. Cela m’a appris l’importance de s’accorder du temps. Par ailleurs, je vois dans la pratique instrumentale un lien avec mon travail de chercheur, car cette passion a été rendue possible par la flexibilité que peut offrir notre métier. S’il joue vraiment le jeu de la recherche, un chercheur peut gérer son temps presque comme il le souhaite. C’est une belle liberté.