Pourriez-vous nous dire quelques mots sur votre parcours de praticien-chercheur ?
Vincent Blasco-Baque : Avant de travailler sur le microbiote oral en tant que chercheur, j’ai d’abord été soignant. Mais ma première carrière a été dans le rugby ! J’ai joué au Stade toulousain jusqu’au bac. Puis, j’ai décidé de continuer les études pour devenir chirurgien-dentiste. Six ans plus tard, j’étais praticien en libéral. Mais cela n’a duré que 9 mois ! J’aime soigner et ma situation était confortable financièrement, cependant il manquait un petit quelque chose. Je n’avais pas l’impression de tout comprendre. Et comprendre, c’est la recherche. J’ai donc basculé sur un master 2 Recherche à la suite duquel je suis devenu assistant hospitalo-universitaire. Après la soutenance de thèse, menée en parallèle de mes activités hospitalières, j’ai fait des spécialisations d’endodontie, un DU de médecine bucco-dentaire du sportif… et ce choix un peu particulier : praticien hospitalier en milieu carcéral. Pendant deux ans et demi, j’ai évolué entre « la prison » et la recherche à l’Institut des maladies métaboliques et cardiovasculaires.
Pourquoi le milieu carcéral ?
V.B.-B. : Cela coïncidait avec mes valeurs. Humainement, c’est exceptionnel. Nous avions des médecins, des dentistes, des infirmiers, des assistantes dentaires incroyables. De plus, je pense avoir un attrait naturel pour les expériences originales. Elles permettent de grandir et d’affirmer sa singularité. J’essaie de transmettre cette envie à mes équipes. Nous avons chacun une identité qu’il faut cultiver, au niveau individuel, mais également au niveau collectif. J’aimerais contribuer à « créer des singularités capables de s’intégrer dans un collectif de travail ». Cette idée de singularité est importante selon moi. J’y vois une source d’épanouissement personnel.
À vos yeux, en quoi votre équipe est-elle singulière ?
V.B.-B. : Par les profils de chacun bien sûr, mais également car elle est constituée de chercheurs et de praticiens. Pour caricaturer, nous sommes « des dentistes qui faisons de la recherche ». Ni de purs chercheurs, ni de purs praticiens. Notre force repose sur l’association des deux : une activité hospitalière au service de la recherche et vice versa. Ce positionnement singulier, à l’intersection, me semble une richesse à explorer et à développer pour atteindre le très haut niveau.
L’envie de découverte semble fortement ancrée en vous. D’où cela vient-il ?
V.B.-B. : L’envie d’apprendre est intrinsèque à ma famille mais mes parents ont quand même été surpris lorsque j’ai pris ce qui devait être ma quinzième carte d’étudiant ! Le choix pour la recherche a probablement été influencé par tout cela. Lorsque l’on vient d’un cursus « classique » de praticien, cet univers est incroyable. C’est Star Wars. Les logiques de pensée ne sont pas du tout les mêmes. Le praticien relève des indices, fait un diagnostic, et agit. Le raisonnement en recherche est un peu différent car il part d’une hypothèse : j’ai une hypothèse, je propose un protocole pour tester l’hypothèse, puis j’observe, analyse et interprète les résultats. Il y a une réflexion importante sur le protocole à mettre en place pour tester l’hypothèse et obtenir la réponse la plus claire. Quand j’ai commencé avec mon « petit » M2 Recherche, je ne comprenais pas la moitié de ce qui se passait autour de moi. Cela m’a plu. J’y ai vu un défi et me suis investi dans la recherche à 200 %.
Pourriez-vous nous expliquer votre projet de « dent connectée » ?
V.B.-B. : L’idée vient de la question suivante : « est-ce qu’une fois malade, ce n’est pas déjà trop tard » ? Nous cherchons à accroître la prévention en essayant d’identifier des facteurs de risques grâce à la salive. Concrètement, nous identifions des biomarqueurs salivaires de maladies cardio-métaboliques, puis des façons de les détecter de manière optimale.
L’avantage de la salive, c’est qu’elle est facile à prélever. « La salive est le miroir de la santé » comme dit Matthieu Minty, avec qui nous montons ce projet, mais également de la glycémie. Elle permet donc de prévenir le diabète, et pour les patients déjà diabétiques, de s’affranchir de tout un ensemble de contraintes liées au suivi : les piqûres, les systèmes intégrés… Avec cette « dent connectée », il devient possible d’obtenir en temps réel son taux de glycémie. La personnalisation et la prévention améliorent la prise en charge des patients. À ce titre, je me sens totalement en cohérence avec les objectifs de l’Inserm.
Nous sommes en train de valider les biomarqueurs et réduire la taille du capteur salivaire. Le dépôt de brevet sur la technologie est en cours. Nous travaillons avec de nombreux partenaires, notamment pour organiser les levées de fonds et réaliser le montage. L’Inserm bien sûr, mais également l’université, le CHU, Toulouse tech transfert ou Inserm Transfert. Par exemple, pour les contrats public-privé, il faut construire les dossiers avec Inserm Transfert. Nous échangeons chaque semaine et ils sont toujours très réactifs.
Comment partagez-vous votre temps entre activité de recherche, enseignement et pratique hospitalière ?
V.B.-B. : Le temps hospitalier est relativement fixe, parce qu’il y a le service à faire. Les lundis, je suis en odontologie au CHU, les mercredis, en chirurgie ambulatoire pour du soin sous anesthésie générale, et le vendredi matin, je réalise des dépistages au sein de plusieurs services : diabétologie, cardiologie… J’aime la pratique et il y a un fort besoin de dentistes hospitaliers. De plus, ce travail rejoint le projet de recherche, car il nous permet de travailler sur des cohortes. Pour les cours, j’essaie de les regrouper au maximum en début d’année. Cela fait une charge importante, mais après je peux me plonger dans la recherche.
Pour revenir à la question de partage du temps, c’est la complexité mais aussi la solution. Je me sens performant et accompli justement parce qu’il y a ces trois aspects dans ma vie professionnelle. Je ne peux pas dire que j’ai une préférence pour le soin, la pédagogie ou la recherche. J’aime ce continuum : soigner, chercher pour mieux soigner, et transmettre mon savoir. Je suis très fier de faire du soin dans le cadre d’une activité de santé publique. C’est très important.
Les mardis, jeudis ainsi que l’après-midi du mercredi sont des moments dédiés à l’équipe de recherche : je demande à tous les collaborateurs d’être là et chacun présente l’avancement de ses travaux, ses découvertes, ses difficultés. Ce sont des moments conviviaux, mais également des moments de recherche et de bouillonnement intellectuel.
L’animation du groupe, de l’équipe. C’est important pour vous ?
V.B.-B. : Je vois de grandes similitudes entre la vie et le rugby. Travailler seul, c’est ennuyeux. C’est un peu pour ça que j’ai quitté l’activité en libéral. Unité de temps, unité de lieu, unité de personne. C’est confortable car l’on est son propre patron, mais il n’y a pas l’émulation collective, celle qui vous fait sortir de vous-même et vous nourrit. En tant que rugbyman, j’aime l’ambiance d’équipe. Je vais rentrer dans le laboratoire, ça « chambre », nous employons parfois des surnoms, le groupe social vit, animé par des valeurs communes, et bien sûr structuré autour d’un projet de recherche.
Comment les activités de recherche et de soin se nourrissent l’une l’autre ?
V.B.-B. : Dans mon cas, le soin fait émerger les questions. Prenons un exemple : je soigne deux patients : même thérapie, même action. Le premier patient guérit en 1 à 6 mois. L’autre ne guérit pas. Pourquoi ? Grâce à l’équipe de recherche Inserm et l’Université Paul-Sabatier, je peux mettre en place un vrai programme de recherche pour répondre à cette question de la variabilité individuelle, et mettre en place une médecine personnalisée. L’échange avec les cliniciens participe à cette dynamique : leur pratique fait émerger des idées, qui mènent à une question scientifique. Après, nous mettons un protocole de recherche en place. Ce qui est génial, c’est de jongler entre les deux modes de pensée. C’est une formidable gymnastique intellectuelle. Le soin, c’est de l’adaptation.
Vous pratiquez le rugby à très haut niveau en tant qu’arbitre du Top14 : comment articulez-vous cette passion avec votre vie professionnelle déjà très riche ?
V.B.-B. : Ma famille y est pour beaucoup, aussi bien ma femme que mes filles, ou ma mère. Elles sont formidables et me permettent de travailler la semaine, puis de m’investir dans le rugby les week-ends. Grâce à leur soutien, j’ai le luxe de pouvoir vivre 4 passions : recherche, soin, enseignement, et rugby. Au niveau individuel, comment je m’organise ? Avec des journées à rallonge, des semaines à rallonge. Tout est planifié. Cela fait un peu psychorigide, mais il faut que l’organisation soit très précise car le moindre imprévu, le moindre retard décale tout. J’arrive vers 7h30-8h au labo et le quitte aux alentours de 19h-19h30. Je m’entraîne 4 fois par semaine, sur le temps du repas, ou en sortant du bloc. À cela s’ajoutent les matchs hebdomadaires qui ont lieu le week-end. Pour le match du samedi, je me déplace généralement le vendredi soir et dors sur place. Si le match est le dimanche, à 21h, c’est souvent plus compliqué. Il m’est arrivé de rentrer à 3h30 du matin et d’être à 8h30 dans le service d’odontologie du CHU. Lorsque cela s’est produit, la semaine a été longue. Mais au-delà de ces efforts, le reste, c’est du bonheur.
L’arbitrage implique de gérer des litiges dans un délai extrêmement court. Quelle est votre méthode ?
V.B.-B. : C’est la même méthode que pour le soin : analyse et adaptation. Vous vous trouvez face à un problème à traiter : le patient vous consulte parce qu’il a une douleur, un besoin, une infection… bref, un problème. L’arbitrage relève du même mode de pensée. Il faut relever les indices, poser le diagnostic de la faute et proposer une prise en charge. La temporalité est différente parce qu’au très haut niveau, cela se joue littéralement à la fraction de seconde. C’est la principale différence avec mon travail de praticien car je ne suis pas urgentiste. Mais dans les deux cas, il faut garder la tête froide sur la prise de décision. Je dis souvent à mes étudiants : « de l’humanité dans le soin mais du pragmatisme dans la prise de décision ».
Y a‑t-il un livre qui vous a guidé ou accompagné dans votre vie professionnelle ou personnelle ?
V.B.-B. : J’en citerais deux. D’abord, Une vie de Simone Veil. Malgré toutes les épreuves qu’elle a traversées : les persécutions, la concentration sous le nazisme, la misogynie, elle a continué à avoir foi en l’humanité et a essayé de rendre le monde meilleur et plus juste. Son parcours est extraordinaire : elle a fait souffler un vent de liberté sur les femmes en permettant la légalisation de l’avortement en France, elle est devenue la première présidente du Parlement européen. C’est un témoignage de vie à la fois exceptionnel et bouleversant.
Le second est un peu plus léger, quoique. Je vais me faire taquiner par mes collègues rugbymen français, mais la lecture de Mémoires d’un perfectionniste de Jonny Wilkinson, une légende anglaise du rugby, est un must. Dans ce livre, on accède à toute la démarche intellectuelle pour atteindre le très haut niveau, et l’on comprend le niveau d’abnégation que cela demande. Si ce joueur avait fait de la recherche, il aurait publié dans Nature et eu un prix Nobel. C’est une personne qui a connu des hauts et des bas dans sa carrière : champion du monde, blessures… Il a su à chaque fois se remettre en question et rebondir.
Avez-vous un objet qui vous accompagne sur le plan professionnel ou personnel ?
V.B.-B. : Attention, je vous ouvre l’intimité d’un arbitre ! C’est une trousse de match, offerte par ma femme quand je suis monté en Top14. Dessus, on peut y lire les noms de mes filles, de ma femme, mon père et ma mère. En fait, c’est un mélange de symbolique et de fonctionnel : le micro, la montre, l’oreillette, les cartons… et le sifflet personnalisé, avec les noms de toute ma famille gravés dessus. Puis viennent les pièces, indispensables pour faire le pile ou face avant la rencontre. Certaines appartenaient à mon grand-père, d’autres ont été ramenées de mon premier voyage en Angleterre. Il y en a une datée de 1945, année de naissance de ma mère. Enfin, les objets personnels : un bracelet réalisé par ma femme, deux tétines qui ont appartenues à mes filles, un petit poussin fait par ma fille pour mon premier match de Top14. La chaîne de mon père. Toute la famille m’accompagne lorsque je suis en déplacement pour arbitrer !
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