Bioinformatique, biostatistique, vous travaillez sur des thèmes assez originaux. Quel parcours avez-vous suivi ?
Angela Jackson : À l’origine, je suis biologiste. J’ai obtenu une licence, puis une maîtrise en biologie cellulaire et moléculaire. Une fois le diplôme obtenu, j’ai travaillé pendant un an à faire de la « recherche humide », c’est-à-dire sur paillasse. Durant cette période, une grande partie de mon temps était consacrée à l’analyse des résultats. La génétique et la biologie moléculaire étaient en plein essor, et je faisais davantage d’analyse et de gestion de données que réellement de la paillasse. Un jour mon supérieur m’a dit : « Angela, tu es douée pour l’analyse. Franchement, je pense que tu devrais creuser de ce côté-là et te spécialiser. » L’idée a fait son chemin, et, comme cela me tentait, j’ai suivi un master en bioinformatique et statistique puis ai mené consécutivement plusieurs missions dans la recherche publique.
Travailler dans le public, cela revêt une signification particulière à vos yeux ?
A. J. : Dans la manière de travailler, cela me semble plus libre et fertile car il y n’a pas cet impératif de rentabilité à court terme. C’était important pour mon épanouissement parce que j’ai grandi dans un milieu qui est littéraire, « créatif » si l’on veut. Les sciences ont la réputation de ne pas être très artistiques ni créatives… mais c’est faux ! Il y a parfois une dimension d’improvisation, de création. Or le fait d’appartenir à une organisation publique m’octroie davantage d’indépendance, et de liberté dans ma façon de travailler. Les méthodologies et process que nous suivons sont très rigoureux, mais c’est nous qui en sommes à la racine. Nous sommes jugés sur le résultat.
Cela fait longtemps que vous travaillez à l’Inserm ?
A. J. : Oui ! Cela fait presque 20 ans que je suis rattachée à l’Institut. Ce qui m’a plu, c’est qu’il y a un côté convivial, familial. Tout le monde se connaît. Par exemple, durant ma première expérience professionnelle, lors de mon arrivée au sein de l’équipe Inserm, le chef m’a tout de suite dit : « Bon Angela, ici déjà on se tutoie et on s’appelle par son prénom. Il n’y a pas de “Monsieur Untel”, vous, vous, vous… » Au début, cela m’a fait un peu bizarre, mais en même temps, ce côté « équipe soudée », cette ambiance de travail plus horizontale, m’ont agréablement surprise. Même maintenant, de temps en temps, nous organisons des goûters, ou des petits déjeuners afin de mieux nous connaître, d’échanger et de parler de nos problèmes respectifs. Si je devais résumer l’Inserm en trois mots, je dirais « liberté » dans sa façon de travailler, « indépendance » et puis « convivialité ».
Y a‑t-il une rencontre professionnelle qui vous a marquée durant votre carrière à l’Inserm ?
A.J. : Il y en a eu plusieurs, mais je retiens en premier Jean-Gérard Guillet, qui était le directeur d’une équipe axée sur l’immunologie, pour laquelle j’ai travaillé. Il avait une façon de manager que je n’avais jamais vue ! Il pratiquait le management positif, c’est-à-dire que même lorsque ça n’allait pas, il disait toujours « C’est super ce que tu as fait, mais voilà, j’aimerais bien quand même que…» Tout de suite, par sa façon d’amener les choses, il nous motivait. Et lorsque l’on débute, cela aide beaucoup.
Pourriez-vous nous expliquer votre métier, appliqué au contexte Inserm ?
A. J. : Le métier de data manager, c’est vaste, mais en résumé, cela englobe la manipulation de la donnée sous toutes ses formes. L’idée, c’est de récolter les données, de les centraliser, et de les faire parler. En d’autres termes, de les transformer en un seul jeu de données homogènes, lisibles et utilisables pour le statisticien. Pour cela, il faut commencer par définir une stratégie de recueil : par exemple comment récolter les données, comment les stocker pour qu’elles puissent être traitées de façon optimale. En parallèle, nous effectuons un travail sur le design de la base : est-elle bien calibrée pour accueillir les données, les références ? L’accès pour les utilisateurs a‑t-il été bien configuré ? C’est la partie database administration. Puis vient le recueil à proprement parler, et enfin, une fois que le matériau est récolté, toute une série de vérifications pour s’assurer de l’intégrité des données et de leur cohérence. Pour prendre un exemple très simple, si l’on mène une étude sur les enfants et que l’on se retrouve avec une vingtaine d’adultes dans la cohorte, cela fausse tout le résultat. Il faut veiller à disposer d’une cohorte consolidée, donc fiable.
Peut-on dire que c’est un travail d’équipe ?
A. J. : C’est un travail de coordination. J’interviens dès le début du projet. En fait, je joue un rôle d’interface : avec les statisticiens, les informaticiens, les chefs de projet, les cliniciens… Par exemple, dans le cadre d’une étude, les cliniciens vont recevoir des patients. Ils vont les interroger, puis entrer les données dans la base créée. Ma fonction consiste à échanger avec eux pour bien comprendre leurs attentes, à construire le questionnaire et à faciliter au maximum leur recueil de données. J’essaye d’optimiser à la fois le recueil et le traitement. Il faut échanger sur la nature de ce que l’on souhaite recueillir, et sur comment on souhaite le faire. C’est seulement une fois cette réflexion menée, qu’il est possible de construire la base de données pour commencer la récolte et produire des résultats exploitables. J’accompagne également les équipes sur des questions réglementaires, et de sécurité informatique.
Concernant le recueil des données, comment garantissez-vous leur confidentialité ?
A. J. : De manière générale, nous recommandons aux équipes de minimiser au maximum les données récoltées, c’est-à-dire que tout ce qui n’est pas utile, on va éviter de le recueillir. Par exemple, il ne sert à rien d’avoir les dates de naissance au jour près, si l’étude ne porte pas sur des nourrissons. Si possible, nous nous concentrons sur le mois et l’année, voire même seulement l’année. Pour l’adresse, c’est pareil. Est-ce que l’on peut se contenter du code postal de la commune plutôt que de l’adresse complète ? Tout ça, ce sont des mesures pour respecter le règlement général sur la protection des données (RGPD) qui vont également dans le sens d’une sobriété au niveau de la collecte. Et si certaines données sensibles doivent être collectées, nous essaierons de les recueillir dans un système robuste, doté de sécurités informatiques qui protègeront leur intégrité. S’il le faut, les patients peuvent également me contacter. Je leur explique comment renseigner leurs données, je les rassure en leur expliquant que l’exploitation de ces dernières est bien encadrée, ou encore qu’ils ont un droit de rétractation, etc.
Quelle est, selon vous la qualité principale d’un data manager ?
A. J. : Je dirais que la créativité est importante. Parfois les jeux de données auxquels nous avons accès sont assez brouillons. Et pour les faire « parler », nous devons créer les bons programmes, ce qui peut demander une dose d’improvisation. Tout cela, pour aboutir au script le plus parfait, c’est-à-dire répondant à la demande tout en restant compréhensible pour toute la communauté, donc réutilisable ! Cette notion de recyclabilité et d’interopérabilité est fondamentale si l’on souhaite être efficace. Il faut traiter le jeu de données en partant du principe que d’autres personnes pourront en avoir besoin et qu’il sera possible de réaliser une multitude d’études dessus.
Quel conseil pourriez-vous donner à un ou une jeune qui débute ?
A. J. : Je lui dirais de réfléchir à un domaine de spécialisation. Parce que le data management, ce n’est jamais que le data management. Il y a toujours un champ d’application en arrière-plan. Est-ce que l’on veut faire du data management pour travailler sur la sobriété énergétique ? Ou alors travailler sur la réutilisation de données, ou encore sur le big data ? Se spécialiser dans un champ, ce sera sa petite marque de fabrique. Cela permet de valoriser son profil, mais également d’apporter un bien-être au travail.
Sur le plan personnel, avez-vous un hobby ?
A. J. : Je suis très technophile ! En ce moment je m’amuse avec un casque de réalité virtuelle. Par exemple, vous pourrez me trouver en train de visiter une ville dans le métaverse, ou encore d’assister à des séminaires ou des congrès. J’y vais souvent car on y rencontre des gens, on peut apprendre des langues. C’est une forme d’évasion très intéressante. Mais de façon plus globale, j’aime voyager, dans le virtuel ou le réel. Chaque année j’essaye d’organiser une expédition ! Loin ou pas, peu importe. La notion de découverte prime, donc à partir du moment où je découvre un nouvel endroit, c’est déjà un ressourcement. Cependant j’ai une affection particulière pour les grandes métropoles. Par exemple, j’aimerais beaucoup découvrir Singapour.
Alors, vous êtes une personne matérielle ou immatérielle ?
A. J. : Je reste très terrienne. Certes je cuisine peu, mais bien ! J’aime faire de grands plats, beaucoup de cuisine du monde. J’apprécie de découvrir d’autres cultures par la gastronomie. En veillant à ce que mes plats soient le plus authentique possible. D’ailleurs, j’invite souvent des personnes originaires du pays dont la recette est tirée pour qu’elles me donnent leur avis et me disent si cela se rapproche de ce qu’elles connaissent. Et si elles peuvent me conseiller, c’est encore mieux ! Parfois, spontanément, en me parlant du plat, cela les motive et elles m’offrent le petit paquet d’épices qui va faire la différence. Ce genre de gestes me touche. Sinon, de manière générale, j’invite souvent beaucoup de monde chez moi.
Est-ce qu’il y a un objet qui vous accompagne depuis longtemps et qui pourrait vous représenter ?
A. J. : Oui, c’est un objet qui porte une charge symbolique forte à mes yeux. C’est une poupée ! Surprenant non ? Je l’ai toujours dans ma poche. C’est une poupée noire de la marque Famosa qui a presque 40 ans ! Mon père était un membre très actif du mouvement littéraire « Négritude ». Il nous a toujours dit : « Pour se connaître soi-même, il faut connaître ses origines ». À l’époque, il n’y avait pas de poupées noires, ça ne se vendait pas. Et un soir, alors que nous rentrions d’un voyage en Espagne, il nous a offert, à mes sœurs et à moi, une poupée chacune. Je n’avais jamais vu ça. Nous étions vraiment surprises, sidérées même. Déjà, c’était une poupée noire, et en plus elle avait été manufacturée par une grande marque espagnole ! Et c’est là que je me suis dit : « J’ai une poupée noire. Finalement, je suis à ma place. Et puis je n’ai pas à avoir honte. Je dois être fière de ce que je suis. »