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« Les personnes en situation de handicap courent après le temps. Mes enquêtés parlent de “flux tendu”.»

Marion Ink, chercheuse sur le handicap au Centre d'étude des mouvements sociaux de l'EHESS à Paris, nous parle des aménagements mis en place à l’Inserm dans le cadre de son recrutement et revient sur le rapport au temps des chercheurs en situation de handicap qu’elle observe dans le cadre de sa recherche.

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Quel a été votre parcours jusqu’à l’Inserm ?

Marion Ink : J’ai fait ma thèse à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) avec un contrat doctoral. Après trois ans, j’ai obtenu une quatrième année et un contrat de monitorat dans cette même école, pour donner des cours. Une bourse aux États-Unis m’a permis de financer une année de thèse supplémentaire. Puis j’ai décroché un contrat postdoctoral de deux ans fléché « handicap », au CNRS. En parallèle de la deuxième année du contrat, j’ai commencé à préparer le concours de titularisation. La directrice d’unité de mon ancien laboratoire m’a informée que l’Inserm recrutait des chercheurs, notamment en situation de handicap et j’ai postulé.

Comment s’est déroulée votre intégration à l’Institut ?

M. I. : En amont du concours de titularisation, les organisateurs m’ont demandé si j’avais besoin d’une adaptation ou d’un aménagement de l’épreuve orale. Ce n’était pas le cas, mais le contexte Covid a compliqué les choses car le concours s’est exceptionnellement tenu en distanciel. Il a fallu gérer simultanément le Zoom, le Powerpoint, et la prise de parole… Mon handicap visuel n’a pas facilité les choses, mais j’ai été prise ! Les auditions se sont déroulées en janvier, pour une prise de poste en mai. Pour m’assurer d’avoir tous les équipements adaptés nécessaires ainsi que les aides humaines, l’Inserm m’a proposé de décaler le début du contrat d’un mois. J’ai par ailleurs pu me former à un logiciel de lecture d’écran au cours de l’été. Pour obtenir un équipement adapté, formation incluse, il a fallu environ 4 mois. Cela relève de « la vitesse lumière » par rapport à d’autres institutions qui mettent entre six mois et jamais pour obtenir l’équipement !

Mes interlocuteurs pour la partie recrutement ont été très à l’écoute de mes besoins sans présupposé du type « Avez-vous vraiment besoin de ça ? ». J’ai été accompagnée. Cela peut paraître normal, mais c’est encore souvent l’exception. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai rejoint l’Inserm. Par ailleurs, en tant que chercheuse dans cet institut, ma légitimité n’a jamais été remise en question parce que j’avais été recrutée dans le cadre d’un CDD handicap. Ça, c’est vraiment exceptionnel.

Pourriez-vous nous présenter le cadre de votre recherche ? 

M. I. : Je réalise des enquêtes auprès de chercheurs et chercheuses dont les capacités visuelles et/ou auditives sont altérées de manière significative. Partant de leur expérience, j’étudie des problématiques qui touchent tout le monde. Je m’intéresse par exemple à l’organisation du travail en contexte scientifique. L’étude des contraintes et difficultés qui pèsent sur le chercheur en situation de handicap fait ressortir un ensemble de règles professionnelles invisibles qui concernent tout chercheur, même sans handicap.

Pourquoi avoir choisi cette thématique ?

M. I. : Durant ma thèse, je menais déjà mes enquêtes par observation. La méthode ne paraît pas évidente quand on ne voit pas bien. Mais la démarche réflexive que je développais à partir de mes techniques d’observation a marqué mes jurys de thèse et mes collègues non-aveugles lors de colloques ou de publications d’articles. Je me suis alors rendue compte que mes collègues dont les capacités visuelles et auditives étaient altérées partageaient les mêmes compétences perceptives que moi. Ces compétences nous paraissent évidentes, alors même qu’elles sont méconnues par nos collègues et surtout très utiles pour toutes et tous.

Quel sujet revient le plus souvent lors de vos entretiens ?

M. I. : Le temps, et le rapport au temps. Ces deux dimensions sont omniprésentes lorsque j’interroge des chercheurs en situation de handicap. Formulé de manière un peu caricaturale, nous pourrions dire que la perception de l’environnement par un chercheur en situation de handicap demande un coût temporel beaucoup plus important. Par exemple, si un chercheur aveugle reçoit un dossier, il doit demander à quelqu’un de le lui lire, car sa perception est altérée. Cela va lui prendre le temps de demander, et son accès au contenu sera également tributaire de la disponibilité du lecteur. Autre exemple : dans le cadre de conférences, cette même personne doit généralement apprendre l’intégralité de ses notes par cœur, car elle ne pourra pas les lire le jour J. Ce temps n’est pas mobilisable pour autre chose. Il se distord et s’allonge dans le cadre de tâches a priori rapides à réaliser.

Toutes ces contraintes s’ajoutent au travail quotidien et créent nécessairement un ralentissement, même lorsque l’on est bien équipé. Même si une personne en situation de handicap visuel dispose d’un logiciel d’agrandissement, elle devra zoomer sur son écran pour essayer de trouver telle case ou telle ligne. Cela signifie davantage de temps passé sur le document.

Cette notion d’étirement du temps est-elle responsable d’un stress important pour les enquêtés ?

M. I. : Mes enquêtés parlent de « flux tendu » , et beaucoup d’entre eux ont vécu du surmenage. Une tâche qui prendrait quelques minutes peut parfois s’étirer sur plusieurs jours pour une personne en situation de handicap. Par exemple, lors de colloques, certains enquêtés partent quelques jours en avance de façon à effectuer tous les repérages sur site et être sûrs qu’il n’y ait pas d’accroc le jour de leur intervention. Logiquement, comme les personnes en situation de handicap doivent accomplir le même nombre de tâches – en plus de leur vie personnelle – cela demande une activité intense pratiquement 24 h / 24.

Vos recherches portent également sur la perception en situation de handicap. Pourriez-vous nous en dire plus ?

M. I. : Il ressort des entretiens que la perception n’est pas tellement sensorielle, c’est-à-dire comprise comme l’agrégat de l’ouïe, de la vue, du toucher… C’est plutôt un phénomène qui s’apprend dès la naissance et repose sur des interprétations, sur l’attention, et bien d’autres dimensions du sensible. Les personnes en situation de handicap ont développé des compétences d’observation différentes car leurs informations sensorielles ne sont pas les mêmes. Contrairement à l’idée reçue, il n’y a pas de phénomène de compensation de l’acuité, par exemple visuelle ou auditive. Les personnes dont les capacités perceptives sont altérées utilisent d’autres voies pour accéder à l’information et développent une forme d’attention globale plus aiguisée.

Quel est votre prochain défi en tant que chercheuse Inserm ?

M. I.: J’aimerais mettre en place des collaborations internationales. C’est dans mon projet, mais comme je ne peux pas tout faire, je préfère accorder la priorité à l’achèvement des tâches en cours, notamment la rédaction de nombreux articles. Je suis consciente qu’une fois que je me lancerai dans l’international, cela exigera un investissement de temps considérable.