Pouvez-vous nous présenter votre parcours en quelques étapes ?
Sophie Lanone : Après une licence de sciences, j’ai réalisé une thèse en physiologie respiratoire à l’hôpital Bichat à Paris. Mon postdoc m’a conduit à l’université de Yale aux États‑Unis, avant mon retour en France en 2002. À mon arrivée à l’Inserm, j’ai d’abord travaillé sur l’impact respiratoire des nanoparticules d’origine humaine. Par exemple, les particules de soudure ou de fumée de cigarette. Depuis une dizaine d’années, j’ai élargi mes recherches à la pollution atmosphérique dans son ensemble. J’y intègre désormais une approche par l’exposome, c’est-à-dire tout ce qui relève d’expositions liées à notre environnement : pollution atmosphérique, stress sonore ou social… Actuellement, je travaille sur les conséquences respiratoires de ces agressions.
Quel type de données doit‑on intégrer pour dresser le portrait exposomique d’un patient ?
S. L. : Théoriquement, il faudrait recueillir toutes les informations relatives à son alimentation, à son cadre de vie, à sa composition familiale, et ce, depuis la gestation jusqu’à la fin de sa vie. Autant dire que, sur le plan expérimental – et a fortiori en contexte clinique –, un tel recueil est inenvisageable.
Pour rendre l’approche exposomique opérationnelle, on se restreint généralement à quelques grands types de données : d’abord, les mesures de pollution de l’air, réalisées à partir de l’environnement du patient ; ensuite, les comportements de santé, par exemple le tabagisme actif et passif, la consommation d’alcool, l’alimentation ou le niveau d’activité physique.
Parallèlement, nous étudions les caractéristiques sociodémographiques du patient, les expositions professionnelles et domestiques, ainsi que l’environnement psychosocial, notamment les facteurs de stress ou de soutien. Enfin, nous identifions des marqueurs biologiques pour faire le lien entre expositions et effets sur la santé. Même restreinte, cette sélection englobe déjà une grande diversité de facteurs, ce qui permet de dresser un portrait exposomique représentatif du patient.
Comment articulez-vous les travaux menés par les différents groupes de votre équipe ?
S. L. : Nos travaux reposent sur trois axes complémentaires. D’abord nous avons les recherches portant sur les modèles expérimentaux, incontournables pour comprendre et modéliser les pathologies pulmonaires. Ensuite, les études menées chez les patients, qui permettent de mieux caractériser la maladie et d’envisager des pistes thérapeutiques. Et enfin, un travail d’intégration interdisciplinaire pour faire le lien entre les deux.
Un exemple concret : nous avons mené un projet sur les pathologies pulmonaires développées par les soudeurs exposés aux fumées de soudage et aux nanoparticules qu’elles contiennent. Nous avons commencé par analyser les poumons de patients grâce à des techniques avancées, comme l’imagerie synchrotron. Cela nous a permis d’identifier des signatures élémentaires caractéristiques de ces fumées. Puis des collègues chimistes ont synthétisé des nanoparticules représentatives de celles retrouvées dans les poumons. Ces particules ont été utilisées pour reproduire, sur des modèles expérimentaux, une exposition réaliste : à petites doses, mais répétée. Enfin, nous avons exposé des cellules immunitaires cultivées in vitro à ces mêmes particules, pour observer leurs réactions. Ce protocole nous a permis de comprendre les effets concrets de ces particules sur l’organisme, en reliant ce que l’on voit dans les tissus des patients à ce qui se passe au niveau cellulaire et moléculaire : modifications de l’expression des gènes, perturbations des mécanismes immunitaires… Le projet s’est étalé sur près de sept ans. C’est un temps long, mais qui était nécessaire pour obtenir des résultats exploitables.
Quand vous recrutez un ou une jeune chercheuse, quelles qualités humaines vous semblent les plus importantes ?
S. L. : La qualité essentielle, c’est la volonté de s’engager. Dans la recherche, il y a toujours des périodes plus difficiles : des expériences qui ne fonctionnent pas, des phases de doute, des problèmes de financement… Mais si la motivation est là, on finit toujours par trouver une façon d’avancer.
Je fais attention à ça quand je rencontre quelqu’un dans le cadre d’un recrutement : est-ce que la personne a envie « d’y aller », ou est-elle déjà fatiguée avant même d’avoir commencé ? On peut avoir un excellent raisonnement, une vraie intelligence scientifique, mais si chaque tâche devient une corvée, ça ne fonctionne pas.

Votre environnement de recherche, très pluridisciplinaire, déstabilise-t-il les jeunes chercheurs qui vous rejoignent ?
S.L. : En réalité, quand les jeunes chercheurs – surtout les M2 ou les doctorants – arrivent dans le laboratoire, ils n’ont pas encore une vision très claire de l’étendue de la pluridisciplinarité qui existe ici. Ils découvrent cela progressivement, souvent à travers leur propre curiosité et les échanges qu’ils peuvent avoir au-delà de leur encadrant direct.
Au départ, ils évoluent dans un cadre assez restreint : le binôme avec leur encadrant et leur petit groupe. Pour certains, cela peut déjà être un peu déroutant, parce qu’il y a différentes approches, différents prismes. Cela demande un certain temps d’adaptation.
Ce que j’essaye de faire, c’est d’ajuster mon accompagnement en fonction de la personne que j’ai en face. Il ne s’agit pas d’imposer un parcours standardisé, ni de submerger tout le monde avec le même niveau d’informations. Chacun avance à son rythme, avec ses propres appuis. Mon rôle, c’est d’alimenter leur progression.
Ce n’est pas en posant une chape de connaissances sur la tête de quelqu’un qu’on lui permet de se développer. Il faut que le savoir s’approprie petit à petit. Et pour moi, c’est ça le cœur du rôle d’un encadrant : s’adapter, observer, accompagner. À partir du moment où la personne a une vraie volonté d’apprendre, les choses peuvent se mettre en place naturellement. Ensuite, ce sont les résultats et les trajectoires individuelles qui orienteront les parcours.
Le projet Horizon Europe que vous coordonnez sur le lien entre expositions environnementales et maladies pulmonaires chroniques touche à sa fin. Quelles sont les prochaines étapes ?
S. L. : Le projet est officiellement terminé, mais il faut encore finaliser et transmettre les rapports scientifiques et financiers à l’Union européenne. Le partenariat avec Inserm Transfert est précieux dans ce cadre, car ses collaborateurs maîtrisent le langage européen et m’aident à rédiger conformément aux attentes. Ils vont également m’aider à gérer la phase de valorisation avec sérénité. Nous aurons également une audition avec la Commission européenne pour discuter des points à clarifier ou à approfondir.
Sur le plan scientifique, les publications issues du projet continueront encore à paraître en 2026, voire au-delà. Cette étape de diffusion des connaissances auprès de la communauté scientifique est ce que j’attends avec le plus d’enthousiasme, que ce soit pour partager les avancées du consortium ou celles issues plus directement des recherches de mon équipe.
En tant que pilote du projet, avez-vous le souvenir d’un moment difficile et que vous avez réussi à surmonter ?
S. L. : Nous avons traversé une vraie crise lorsque nous avons découvert que l’un des partenaires ne produisait pas des travaux scientifiquement solides. Nous sommes restés ouverts à la discussion et lui avons demandé des éléments pour étayer ses propos, mais sans succès. La tension était forte. La rupture, jusque-là tacite, est alors devenue inévitable : ses méthodes, ses objectifs et son comportement étaient en totale contradiction avec l’esprit collectif du projet.
Malgré le soutien du reste du consortium, ce type d’expérience est difficile d’autant plus quand la personne en face n’hésite pas à vous attaquer directement pour vous déstabiliser. Cela fait forcément douter mais vous apprend aussi à tenir bon.
Cette expérience m’a permis de prendre conscience d’une faiblesse du système européen : il suffit parfois de remplir les critères administratifs pour rester dans un projet, même sans apporter de contribution scientifique sérieuse.
Comment faites-vous pour souffler, ou simplement vous accorder une pause dans le rythme du travail ?
S. L. : Aller au travail à vélo m’offre déjà une petite parenthèse pour m’aérer l’esprit : j’ai la chance de passer par le bois de Vincennes et de longer la Marne. Cependant, étant passionnée par mes recherches, je ne compartimente pas vraiment entre la maison et le bureau, tout simplement car je ne peux pas m’arrêter de réfléchir comme ça sur les sujets qui m’intéressent.
Ma véritable « respiration », je la trouve en montagne. J’ai surtout arpenté les sentiers français – Alpes, Pyrénées, Corse – mais j’ai aussi parcouru la Patagonie et le Népal. Ces marches en altitude, loin du quotidien et de ses sollicitations, me permettent de lâcher prise et de rentrer remontée à bloc. Je pratique aussi le piano et le saxophone, au sein d’un big band de jazz depuis une dizaine d’années.

Votre travail vous amène-il parfois à sortir de votre environnement de recherche ?
S. L. : Avec mon équipe, nous intervenons une fois par an auprès de lycéens via l’association Déclic. Nous intervenons bénévolement pour échanger avec eux sur la science et le métier de chercheur. L’échange est animé par le professeur de SVT et les jeunes sont généralement intéressés.
J’ai aussi eu l’occasion d’intervenir dans différents médias. Ce sont des exercices intéressants, même si je les trouve assez complexes. J’ai toujours un peu de retenue, parce que j’ai peur qu’on me prête une expertise que je n’ai pas. Je ne veux surtout pas me poser en spécialiste d’un sujet qui n’est pas le mien. L’intervention sur France culture, par exemple, a été particulièrement exigeante : c’était en direct, avec deux autres invités venus d’horizons différents. Nous avions eu un échange préparatoire. Mais sur le plateau les questions rebondissaient selon les interventions des uns et des autres, ce qui nous faisait sortir du cadre initial. Ce n’est pas évident à gérer, surtout quand on aime éviter les approximations.
Avez-vous des petites habitudes du quotidien ?
S.L. : Au-delà du simple café matinal, je ne crois pas avoir de « rite » particulier. En revanche, quand je suis stressée ou que je dois creuser un problème, j’ai l’habitude de marcher en faisant des « tranchées » : je fais des tours de fac, des tours de bureau, des tours de chez moi… Bref, je fais des tours de n’importe où !
Pendant ces déambulations, il arrive que je me parle à voix haute pour structurer mes idées et « détricoter » les nœuds conceptuels. J’évite cependant de le faire dans mon bureau pour ne pas passer pour une folle. J’ai quand même encore quelques bribes de conscience de mon environnement social ! Plus sérieusement, c’est un exercice spontané, presque cathartique, qui m’aide à mieux appréhender les questions complexes.
