Pouvez-vous nous dire quelques mots sur votre parcours et votre domaine de recherche ?
Aude Bernheim : Je dirige actuellement le laboratoire Diversité moléculaire des microbes à l’Institut Pasteur à Paris. J’ai réalisé ma thèse en génomique et génétique, obtenue après des études d’ingénieure agronome. Lors de mes études, j’ai fondé une association sur la parité et je m’intéresse de près aux questions de sexe et de genre en sciences, notamment les biais sexistes sous toutes leurs formes, qu’il s’agisse du fonctionnement des IA ou des disparités dans les progressions de carrière. Ces préoccupations m’amènent à réfléchir à la manière dont les inégalités impactent la recherche et les environnements qui la composent.
Sur le plan de la carrière scientifique, comment faut-il aborder le sujet des inégalités entre les femmes et les hommes ?
A. B. : Une approche naïve consiste à se limiter à considérer les inégalités comme une simple série « d’obstacles à surmonter » par les femmes. La réalité historique, c’est que la science a été faite par des hommes et pour des hommes durant des centaines d’années. L’environnement de la recherche est le résultat de cette sédimentation. Il sera plus efficace de porter un regard neuf sur le système et de proposer des évolutions plutôt que de vouloir colmater des brèches.
Dans l’enseignement supérieur et la recherche, seulement 30 % des scientifiques titulaires sont des femmes, et les postes de direction scientifique sont encore moins féminisés. Malheureusement, ces chiffres n’évoluent quasiment pas. On pense que la recherche biomédicale est plus mixte car il y a quasiment une parité au niveau des doctorants. Mais si l’on regarde de plus près l’environnement scientifique, on constate qu’il est toujours fortement excluant pour les femmes. Cela va des comportements de harcèlement à une moindre valorisation des réussites, en passant par l’auto-censure qui en découle. Tout cela minore la capacité des femmes scientifiques à se projeter à des postes élevés.
Pourriez-vous donner un exemple d’évolution qui permettrait davantage de parité aux postes élevés ?
A. B. : On peut évoquer le sujet de la parentalité. Dans la recherche, on devient généralement indépendant entre 30 et 40 ans. Il se trouve que c’est souvent aux alentours de cet âge que les scientifiques fondent une famille. Actuellement, le système ne permet par exemple pas d’être remplacée durant un congé maternité lorsqu’on dirige un laboratoire. Cela complique considérablement la situation des femmes. Cela peut même être un facteur de découragement, car il faut se débrouiller seule pour tout organiser et assumer son statut de directrice en parallèle de la maternité. Le résultat concret peut être de d’abord faire le choix de travailler sous la direction de quelqu’un d’autre le temps de fonder une famille, avant d’éventuellement s’autoriser à viser plus haut. Malheureusement, si l’on passe à côté de cette période charnière, il peut être plus difficile de rebondir, car beaucoup de carrières s’organisent à cette période.
Les inégalités se traduisent-elles également au travers de la gestion quotidienne des laboratoires ?
A. B. : La prise de conscience n’est pas facile. À titre personnel, même en étant formée, j’ai pu observer des problèmes dans ma science et mon laboratoire. Par exemple, je me suis rendue compte que même si mon équipe est mixte, les autres laboratoires avec lesquels je collabore sont quasi exclusivement dirigés par des hommes. Dans le quotidien d’un laboratoire, il y a beaucoup de tâches administratives ou de gestion. Ces tâches sont chronophages et se sur-ajoutent aux tâches scientifiques essentielles.
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Sans s’en rendre compte, les laboratoires reproduisent les biais sexistes de notre société et les femmes auront tendance à préférentiellement réaliser ces tâches à faible valeur ajoutée, qu’il s’agisse des opérations de lavage, ou de l’organisation d’événements informels type « pots ». Cela paraît insignifiant, pourtant cela génère une charge mentale additionnelle. À long terme, cela impacte le temps de recherche et le temps de travail. Ces observations à l’échelle de mon laboratoire ont été décrites de façon systématique dans la littérature scientifique, montrant qu’il ne s’agit pas là d’un exemple isolé.
Pourriez-vous illustrer comment les biais de sexe et de genre influencent les avancées scientifiques ?
A. B. : Il y a d’abord un biais qui touche directement les niveaux de financement des recherches. Un exemple simple : il a été prouvé que les études portant sur des problématiques liées à des pathologies féminines sont moins bien dotées. Ensuite, certains préconçus genrés peuvent empêcher de formuler des questions de recherche correctes, et donc retarder les avancées scientifiques. On peut penser à la façon dont la reproduction peut être enseignée, d’un spermatozoïde engagé dans une course, une compétition, face à un ovule qui « attend ». Cette vision ne reflète pas la réalité biologique mais peut influencer la façon dont nous poserons une question de recherche.
Les conceptions genrées de la biologie ou au contraire complètement indifférenciées peuvent également avoir des conséquences importantes sur les avancées scientifiques. Par exemple, les études des différences physiologiques des tissus humains masculins et féminins sont récentes. Une large étude de transcriptomes de plusieurs tissus chez les hommes et les femmes a été réalisée, seulement en 2023. Beaucoup d’études fondamentales ne prennent pas en compte la dimension de sexe et de genre dans leurs conclusions. D’autres ne font des études que sur un des deux sexes pour simplifier la recherche, par exemple en ne recourant qu’à des modèles murins mâles, notamment pour ne pas avoir à prendre en compte la composante biologique liée aux cycles menstruels.
Quelles peuvent être les conséquences d’une mauvaise prise en compte du sexe et du genre dans les recherches ?
A. B. : Cette absence de prise en compte du sexe et du genre peut limiter la découverte de nouveaux traitements. En effet, les systèmes immunitaires de l’homme et de la femme fonctionnent différemment dans tout un nombre de pathologies. Si ce dimorphisme sexuel n’est pas étudié, cela bloque le développement de traitements adaptés. En revanche, l’étude à l’Institut Pasteur des différences de sexe et de genre améliore la précision des modèles biologiques et la compréhension globale des maladies. De plus, cette prise de conscience ouvre tout un pan de la recherche, qui va au-delà des différences femmes / hommes, et appelle à une nouvelle compréhension de la biologie, notamment sous le prisme de la variabilité et de la diversité des systèmes. En effet, le corps ne fonctionne pas de la même façon lorsque l’on est une femme ou un homme, mais également lorsque l’on a 7 ans ou 77 ans. Nous touchons à une nouvelle frontière dans la connaissance. Surtout, c’est la promesse de découvertes fantastiques qui bénéficieront à toutes et tous. Coïncidence ou non, je me félicite de voir que beaucoup de ces travaux pionniers sont portés par des femmes.