Dimanche après-midi, sous la coupole vertigineuse, Hélène observe les vitrines de l’exposition Marie Curie, une femme au Panthéon. « Ils sont mortels ces carnets ! », s’exclame son fils. « Tu ne crois pas si bien dire. Ils sont toujours trop radioactifs pour être manipulés, lui répond Hélène. Et d’ajouter : Tu te rends compte, si elle ne les avait pas conservés, c’est à Pierre Curie qu’on aurait attribué ses découvertes. »
Lundi matin, aux archives de l’Inserm, avenue du Maine dans le quartier Montparnasse, Hélène accueille François, le chauffeur du siège, qui dépose huit cartons pleins à craquer. Ce sont les archives de Philippe Beychac, immunologue nouvellement retraité, qui s’est finalement résolu à livrer presque un demi-siècle de documents relatifs à ses travaux.
L’immunologue était méthodique dans ses recherches, mais n’appliquait pas la même rigueur à ses dossiers. C’est Otis et Valentine, jeunes archivistes de l’Inserm, qui transformeront cette matière brute en archives pérennes et exploitables. Ils éditeront un bordereau de versement pour établir le contenu précis des cartons et la date de fin d’archivage, puis ils reconditionneront, coteront et rangeront dans les magasins dédiés, les documents que l’Inserm conservera pendant les vingt-cinq prochaines années, délai légal pour déposer un brevet. Hélène regarde la pile de cartons : « C’est heureux que l’archivage électronique prenne le pas sur le papier, même si cela implique un travail en amont plus complexe et de bons outils pour gérer cette conservation numérique sur le long terme. Cela permettra d’associer les données au cahier, de tracer les recherches et de connaître leur contexte. Une mine pour les historiens des sciences dans le futur. »
Au même moment, à l’hôpital Pellegrin de Bordeaux : « Tout le monde dans mon bureau dans dix minutes ! » Delphine Dax, directrice du laboratoire de biologie moléculaire de Pellegrin, convoque ses équipes. Le géant pharmaceutique Pilzner-Neca revendique la propriété d’une molécule de synthèse mise au point trente ans plus tôt par le laboratoire bordelais. « Notre équipe a créé cette molécule avant eux. Il est hors de question qu’ils déposent un brevet pour l’exploiter ! Malheureusement, le cahier de laboratoire qui détaille le protocole expérimental et atteste l’antériorité des travaux de l’équipe Inserm est introuvable. Sans doute a‑t-il été classé par un de mes prédécesseurs, ajoute Delphine. Il faut en informer les archives de l’Inserm. »
Avenue du Maine, le téléphone sonne. Hélène décroche. Delphine Dax expose son problème et retrace l’histoire de ce projet. L’archiviste veut connaître le nom des directeurs qui se sont succédé à la tête de l’unité. Comment était organisée l’équipe qui a mis au point la molécule ? Quels étaient les chercheurs impliqués dans ce projet ? Qui s’occupe des archives de Pellegrin ?
Une fois ces informations réunies, Hélène peut démarrer son enquête. L’archiviste commence par activer son réseau. Elle appelle Valérie, la correspondante des archives de de la délégation régionale à Bordeaux, dont la réponse ne tarde pas : le cahier est conservé aux archives départementales de la Gironde, cote 3 E 55/102. Hélène est soulagée, elle n’a pas eu à jouer les Sherlock Holmes bien longtemps.
Mais le lendemain, nouvel appel inquiet de Delphine : « J’ai le dossier entre les mains. C’est le bon cahier. Mais il manque les images. Sans elles, difficile de prouver l’antériorité de nos travaux. » Hélène relance son enquête. « Il faut chercher du côté des archives de l’unité. Les images ont dû être classées à part et oubliées sur un rayonnage lors du versement aux archives départementales. Ça ne serait pas la première fois. » La gare Montparnasse est à deux pas, Hélène saute dans le premier train pour Bordeaux.
Trois heures plus tard, l’archiviste arpente les sous-sols de l’hôpital Pellegrin où sont stockées les archives des anciennes unités Inserm. Entre poussière et odeurs de détergent, un masque et des gants s’imposent. Hélène explore les allées et ouvre prudemment les cartons (elle n’oubliera jamais le squelette de chat retrouvé, il y a quelques années, entre deux cartons). Elle manipule une série de dossiers contemporains du cahier de laboratoire, où se trouvent pêle-mêle des notes manuscrites, des bordereaux de réception, et des factures vieilles de trente ans. « Un sacré tri serait à faire. La durée légale de conservation des factures est de dix ans », pense-t-elle. Un nom inscrit sur un dossier attire son attention : Philippe Beychac. « Que vient-il faire dans cette galère ? » Un rapide coup d’œil aux documents lui apprend qu’il y a trente ans, le professeur travaillait dans une unité voisine de l’actuel laboratoire de Delphine.
De retour auprès de la directrice, Hélène rend compte de ses découvertes. Un chercheur émérite confirme que les équipes du professeur Beychac et celles du laboratoire de biologie moléculaire étaient très proches à l’époque. Elles partageaient les mêmes locaux et les mêmes équipements. Rien d’étonnant à ce que les archives des deux unités aient pu se mélanger. Hélène réfléchit à haute voix : « S’il y a du Beychac dans le biomol, peut-être trouvera-t-on les images dans les archives de Beychac… »
Elle appelle son service à Paris. Valentine reprend le bordereau de versement, où figurent deux compact discs (CD) identifiés par une vague mention faisant référence à la délégation Aquitaine. La mission d’Otis est désormais de trouver les CD dans les archives de Philippe Beychac. Dans les sous-sols de l’avenue du Maine, guidé par son instinct d’archiviste, Otis se fraie un chemin dans le magasin. Deuxième carton, sixième dossier : il met la main sur les documents et remonte les compacts discs à l’étage. De son côté, Valentine a exhumé un appareil susceptible de lire ces galettes d’un autre temps. Par chance, le support n’est pas abimé, une liste de fichiers au format encore en usage aujourd’hui s’affiche à l’écran. Il s’agit bien d’images scientifiques.
Gare Saint-Jean à Bordeaux, Delphine attend avec Hélène le départ du prochain train pour Paris. L’archiviste allume le haut-parleur de son téléphone pour que Valentine leur décrive les documents qu’elle a trouvés. Pas de doute : ce sont les images du cahier de laboratoire. La chercheuse est soulagée, le laboratoire de biologie moléculaire de Pellegrin pourra prouver la paternité de son invention.
Le lendemain, Hélène retourne aux archives. Après un début de semaine intense, elle espère que les jours qui viennent seront plus calmes. Mais la sonnette retentit. Le colis qu’elle attendait avec impatience est arrivé. Il s’agit de la mallette d’Henri Hécaen, pionnier de la recherche neurologique et directeur d’une unité Inserm à l’hôpital Sainte-Anne dans les années 1970. Cette mallette vintage est un document scientifique hors normes. Elle contient de petits objets de la vie quotidienne utilisés lors de tests, pour identifier l’emplacement de lésions cérébrales. Une nouvelle journée passionnante s’annonce pour Hélène et son équipe…
NB : Si le laboratoire de biologie moléculaire de Pellegrin, la société Pilzner-Neca, Delphine Dax et Philippe Beychac sont fictifs, Hélène, Valentine, Otis, François et Valérie sont bien réels. Marie Curie et Henri Hécaen sont des personnages historiques réels. Ce récit est un concentré d’événements tirés de leur expérience professionnelle. Toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé n’aurait rien de fortuit.