Biais et intersectionnalité : ce que nous apprennent les neurosciences cognitives

Julie Grèzes, chercheuse Inserm au sein du laboratoire de neurosciences cognitives et computationnelles de Paris, présente le projet So-Bias. Elle nous explique les ressorts cognitifs à l’origine des biais sociaux, les effets de l’intersectionnalité, ainsi que les leviers d’action pour limiter leurs effets discriminatoires en milieu professionnel.

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Pourriez-vous nous présenter votre projet de recherche So-Bias et le contexte qui l’a motivé ?

Julie Grèzes : Le projet So-Bias s’intéresse aux mécanismes cognitifs qui sous-tendent les biais racistes et sexistes. Nous cherchons notamment à comprendre comment ces biais peuvent s’exprimer davantage dans des situations de forte charge mentale ou de jugement rapide — comme lors d’un recrutement ou d’une évaluation professionnelle. Ce projet, récemment financé par l’ANR, est né d’une collaboration avec Lou Safra (IEP) et Lucile Bottein, doctorante. Nous bénéficions également du soutien de la Fondation Lilian Thuram et des équipes du Défenseur des droits, Claire Hédon. 

En France, comme ailleurs, nous faisons face à un paradoxe : selon le dernier rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, l’indice de tolérance atteint 63 sur 100 en 2024. C’est un plus haut historique. Pourtant, en parallèle, notre pays enregistre la discrimination à l’embauche parmi les plus fortes d’Europe. Ce décalage est la preuve que, malgré les bonnes volontés de chacun, certaines formes de discrimination persistent de manière implicite. Pour espérer les réduire, il convient de mieux comprendre les mécanismes cognitifs qui les sous-tendent.

Qu’est-ce qu’un biais cognitif ?

J.G. : Un biais cognitif survient lorsqu’on associe inconsciemment certains traits, rôles ou métiers à une catégorie de personne plutôt qu’à une autre. Cette simplification peut faciliter certaines décisions, mais elle conduit aussi à des généralisations ou des amplifications, à l’origine de stéréotypes et de discriminations.

Les processus de catégorisation sociale s’activent en quelques millisecondes, et en conséquence vont – biaiser – modifier profondément non seulement notre perception, mais aussi nos comportements envers les autres. Des études en neurosciences ont par exemple montré que notre cerveau tend à catégoriser automatiquement les personnes en « groupes » : les membres de notre groupe d’appartenance, l’endogroupe, nous paraissent généralement plus sympathiques, compétents et uniques. Cette perception biaisée favorise des comportements d’approche et de coopération. À l’inverse, ceux perçus comme appartenant à un groupe différent ont plus de chances d’être stéréotypés ou jugés négativement. Cela accentue les comportements d’évitement.

Quels sont les effets concrets de ces biais ?

J.G. : Dans un cadre médical, par exemple, la douleur des femmes et des personnes racisées est encore trop souvent sous-estimée. Une recherche menée dans plusieurs pays francophones européens a révélé qu’à symptômes égaux — notamment des douleurs thoraciques — les hommes sont davantage pris au sérieux que les femmes, et les patients blancs plus que les patients racisés. Résultat : un homme blanc a 50 % de chances en plus d’être classé dans les urgences vitales qu’une femme noire. 

Les praticiens sont influencés par leurs biais lorsqu’il s’agit de traiter des patients, mais la perception qu’ont les patients de leurs praticiens influence également la qualité des soins qu’ils reçoivent. Une étude a montré que l’efficacité d’un traitement cutané était jugée plus forte lorsqu’il était administré par un médecin homme blanc — simplement parce que cette figure correspond davantage, dans l’imaginaire collectif, à celle du « bon médecin ». Ici encore, les stéréotypes s’immiscent jusque dans la relation thérapeutique, altérant à la fois les jugements cliniques… et les résultats des soins.

Comment définiriez-vous l’intersectionnalité ?

J. G. : L’intersectionnalité désigne le fait qu’une personne puisse être simultanément exposée à plusieurs formes de discrimination — par exemple, liées au genre, à l’origine, à l’âge ou à la classe sociale. Mais ces discriminations ne s’additionnent pas mécaniquement : elles interagissent et peuvent produire des effets spécifiques, invisibles si l’on ne les analyse qu’isolément.

Pour illustrer, nous avons mené une série d’études expérimentales sur les premières impressions. Des participants diplômés, se disant très attachés à l’égalité, devaient indiquer qui ils trouvaient compétent parmi une série de visages inconnus. Les résultats montrent combien ces biais peuvent être contextuels et complexes : les hommes noirs étaient, dans ce cas, perçus comme plus compétents que les hommes blancs — sans doute un effet de surcompensation, lié à la volonté de ne pas discriminer. Mais pour les femmes, le schéma s’inversait : les femmes noires étaient jugées moins compétentes que les femmes blanches. Cela montre qu’il y a un biais spécifique qui émerge à l’intersection du genre et de l’origine. Un biais que même des personnes sincèrement engagées pour l’égalité ne parviennent pas toujours à éviter.

Pourquoi ces effets intersectionnels persistent-ils même chez des personnes engagées ?

J. G. : Dans un contexte professionnel, notamment en recrutement, beaucoup de personnes éduquées — RH, managers, évaluateurs — se pensent non discriminantes parce qu’elles adhèrent à des valeurs égalitaires fortes. Pourtant, ces biais combinés survivent car ils sont implicites, et sont le produit de processus très rapides qui échappent à la réflexion consciente.

Les personnes motivées à lutter contre la discrimination, peuvent réussir à compenser ces biais implicites. Cependant, ces stratégies de compensation nécessitent un effort cognitif supplémentaire et ne sont pas toujours efficaces. De plus, nous avons constaté que ces stratégies sont moins performantes lorsque les capacités d’inhibition cognitive de la personne sont limitées, c’est-à-dire que les personnes réagissent de manière plus impulsive et spontanée. Cela est notamment le cas dans une grande variété de contextes : fatigue physique, charge mentale, anxiété, faim…L’objectif du projet So-Bias est de comprendre précisément ces mécanismes de contrôle des biais implicites.

Comment réduire les biais inconscients dans les processus de recrutement et d’évaluation ?

J.G. : Premièrement, le contact répété avec la diversité. Selon une méta-analyse, cette interaction réduit significativement les biais implicites et explicites. Cela renforce l’argument en faveur de la mixité dans les équipes, qui permet une meilleure inclusion et une réduction des stéréotypes. 

Un autre levier est la prise de conscience. Une étude menée sur des jurys de recrutement du CNRS montre que ceux qui reconnaissent pouvoir être biaisés prennent moins de décisions discriminantes que ceux qui nient cette possibilité. Un premier pas efficace consiste donc à tester ses biais implicites, par exemple à l’aide d’un Implicit Association Test, pour mieux comprendre ses automatismes et les mécanismes qui influencent ses jugements de manière inconsciente.

Enfin, il est possible d’agir de manière plus ciblée en intervenant directement dans les processus d’évaluation. Par exemple, une étude montre que lorsque l’on informe explicitement un jury de recrutement des stéréotypes associés à une catégorie sociale particulière, les écarts d’évaluation diminuent pour cette catégorie. Cependant, cela ne s’applique pas aux autres catégories. Malheureusement, les études montrent qu’alerter de manière globale sur l’existence de biais, sans identifier une catégorie spécifique, ne permet pas de réduire ces biais de manière constante.

Cela dit, ces recherches ont principalement été menées aux États-Unis, et il est essentiel de poursuivre ces investigations en France. En effet, il existe des spécificités culturelles et sociales qui rendent nécessaires des études adaptées au contexte national. C’est justement ce que fait le projet So-Bias, qui étudie comment les biais racistes et sexistes se forment et peuvent être contrôlés, en tenant compte des particularités françaises.