Frédéric Fiore, responsable du département d’ingénierie génétique et de transgénèse murine au Centre d’immunophénomique (Ciphe – AMU / CNRS / Inserm) et lauréat du Prix Innovation de l’Inserm en 2011, revient sur son expérience de la parité femmes/hommes dans le cadre de ses fonctions à l’Inserm. Sceptique sur l’utilité des quotas, il considère que des solutions holistiques et profondes doivent être proposées.
Pour commencer, pourriez-vous nous expliquer votre métier ?
Le cœur de mon métier consiste à produire à façon des souris génétiquement modifiées, selon la demande de nos clients académiques ou privés. Bien entendu tout ceci ne se fait pas seul, mais accompagné par une équipe d’ingénieurs spécialistes dans plusieurs domaines très pointus. Nous aidons les chercheur(e)s à définir leur projet, établir le cahier des charges, puis nous prenons tout en charge jusqu’à la livraison des souris 4 à 11 mois plus tard (selon l’approche technologique engagée). » J’apprécie le caractère complet de cette mission. Cela implique plusieurs métiers, tous passionnants. Je dois étudier la pertinence stratégique des projets avec nos clients, vérifier que nous pouvons techniquement réaliser le modèle, coordonner les équipes projet, accompagner le travail en laboratoire, discuter les résultats. S’y ajoutent tous les aspects en lien avec le management d’une importante plate-forme technologique, accompagner son évolution, son positionnement dans le paysage national et international.
La première question s’intéresse à la conciliation de la vie familiale et professionnelle. Si la situation s’y prêtait, seriez-vous prêt à prendre un congés paternité de longue durée ?
Je n’ai pas d’enfants, il est donc assez difficile de donner une réponse par rapport à ma situation personnelle. Mon avis est que forcément cela se discute et se décide au sein de l’unité familiale. C’est une décision qui peut être difficile à prendre, que ce soit pour la femme ou l’homme, parce qu’elle peut impacter la dynamique de carrière. Je présume aussi qu’on ne prend pas la même décision en fonction de l’impact financier que cela peut avoir sur le foyer familial, ou dépendant du statut et du risque professionnel engagé.
Nos sociétés doivent encore évoluer à ce sujet et la France est porteuse de très bonnes idées. Les pays scandinaves sont plus en avance sur ces questions. Mais, à mon sens, il est nécessaire de faire attention à ce qui est fait à l’international, surtout dans les métiers de la recherche, qui place les chercheurs dans une compétition internationale très dure. Bien évidemment, lors d’une grossesse, une femme est forcément amenée à s’arrêter pendant la période de l’accouchement. Mais là encore c’est à géométrie variable, j’ai vu des femmes s’arrêter le strict minimum, et d’autres prendre plus de temps. Chacun a son propre ressenti, ses propres difficultés, son contexte familial… C’est extrêmement variable. Il est donc difficile de fixer une règle, il faut proposer des options et chacun adapte en fonction de son contexte et mesurer les impacts que cela peut induire dans sa propre vie.
Que pensez-vous du statut à 80% ?
J’ai tendance à constater que la majorité des collègues de travail à 80% sont des femmes. Selon moi cela pourrait s’expliquer par deux choses : le statut de la femme dans l’unité familiale aurait peu changé, elles restent majoritairement le parent en charge de la garde des enfants ! Mais aussi sans doute parce que les dispositifs d’accompagnement d’un 80% sont plus avantageux dans le public par rapport aux employés du secteur privé. C’est une vraie question d’équité, car j’ai cru comprendre qu’il n’y pas dans le privé les mêmes avantages sur ces dispositifs, alors forcément c’est « la/le » fonctionnaire qui prend le temps partiel à 80%.
Si je remets cela dans un contexte de forte compétition internationale qu’est la science, que l’on soit ingénieur ou chercheur, alors je me pose la question de comment faire cohabiter ces dispositifs, sans mettre en difficulté la personne qui peut y prétendre. D’ailleurs, je sais que certaines femmes travaillent à distance en même temps qu’elles s’occupent de leurs enfants le mercredi, cela me semble une difficulté supplémentaire.
Par ailleurs, dans un monde où un couple sur trois divorce, en cas de séparation, les femmes peuvent se retrouver dans des situations plus précaires si elles ont moins cotisé pour la retraite en prenant un congé parental et/ou en ayant travaillé plusieurs années à 80%. Donc si ces aménagements des temps de travail sont systématiquement à la charge des femmes, elles peuvent se retrouver dans des situations moins confortables en fin de carrière.
Ce statut à 80% donne l’impression de pouvoir organiser une vie professionnelle plus sereinement mais cela peut être, selon les aléas de la vie, une réelle pénalité. Mais là encore difficile de se positionner car ce sont des questions très personnelles et que chacun peut apprécier au cœur de son unité familiale.
Dans le cadre de l’exercice de votre profession, avez-vous été témoin ou l’objet de clichés sexistes dans votre travail actuel ou passé ?
Je dirais oui et non. Je me suis retrouvé dans des situations où sur l’instant je pensais que les reproches étaient faits en raison du genre mais, a posteriori je me dis que ce qui avait été évalué était la pertinence scientifique, la qualité, la quantité du travail et que les mots employés pouvaient être aussi durs pour un homme ou une femme. Honnêtement, je n’ai pas d’exemple qui me reviennent en mémoire et où je me suis dit qu’il s’agissait d’un cliché sexiste. Il y a des situations où des reproches étaient faits à une étudiante en thèse, non pas en raison de son genre, mais finalement pour viser indirectement les choix scientifiques de son directeur de thèse ! De ma modeste expérience, la compétition internationale entre les chercheurs est bien plus présente et violente que la discrimination de genre, mais j’ai sans doute une vision très parcellaire de ces situations.
Avez-vous pu noter des différences et des points communs concernant la place de la femme dans la recherche en France et à l’étranger ?
J’ai eu la chance de discuter, dans le cadre d’une réunion, avec le PDG du Weizmann Institute, un institut de recherche en Israël. Il a été chercheur en physique en France pendant une quinzaine d’années. Il m’a expliqué que là-bas, la vision des quotas est très différente que ce soit en termes de recrutement des chercheurs qu’en termes de parité. Ils se sont rendu compte qu’il y avait peu de femmes recrutées alors que beaucoup arrivaient en thèse et étaient repérées par les professeurs d’Université pour leur excellent niveau. Il se trouve que pour avoir un poste dans leur institut, un des critères incontournables est d’avoir réalisé un post-doctorat à l’étranger et que les femmes ne s’autorisaient pas à partir sans leur famille de peur que cela induise une situation financière difficile si leur compagnon ne peut pas travailler sur place. Pour ne pas sanctionner ces femmes, le gouvernement israélien a décidé de donner un salaire équivalent au compagnon s’il partait avec sa femme, et avec la garantie de retrouver son poste en revenant en Israël. Les compagnons de ces femmes ont totalement joué le jeu, puisque la contrainte était principalement financière et la garantie de retrouver son poste. Il est intéressant de voir comment ce pays a cherché à répondre à une question familiale, sociétale et à régler les problèmes liés aux quotas. Cela n’est pas passé par l’application d’une formule arithmétique pour satisfaire des statistiques… mais leur solution a permis d’équilibrer naturellement le nombre de chercheures dans leur institut.
Pensez-vous que les quotas puissent constituer une solution dans le cadre de la parité femmes/hommes à l’Inserm ?
Pour moi, c’est très dangereux d’avoir recours à un système de quotas. S’il apporte une réponse politique rapide à une question sociétale, mon opinion est qu’il y a un fort risque d’effet boomerang pour la cause défendue. La vraie question est : pourquoi telle personne atteint tel poste ? Le problème des quotas réside dans l’équilibre entre la nécessité d’augmenter le nombre de femmes dans une fonction hiérarchique et faire atteindre cette fonction à des personnes qui ont le CV adéquat. Positionner des personnes qui ne sont pas en mesure d’assurer les fonctions du poste ou parfois qui ne souhaitent pas y aller mais qui y sont poussées pour des questions de statistiques, ne résoudra pas le problème, selon moi, au contraire. A mon sens, il faut veiller à ce que dans nos organismes, les notions de parité femmes/hommes ou tout autre critère ne se résume pas à une statistique. Le chiffre doit être un indicateur révélant une situation, mais ce qui est important et intéressant est de trouver les raisons qui expliquent un déséquilibre et de le traiter.
A votre avis, qu’est-ce qui pourrait expliquer la disparité femmes/hommes dans des postes haut dans la hiérarchie ? Ne pensez-vous pas qu’il puisse s’agir d’un problème de représentativité des femmes qui empêche d’autres femmes à s’engager dans ce genre de carrière ?
Il y a certainement une part d’auto-censure. Il se trouve que je connais une chercheure qui se retrouve dans la situation où tout son entourage la pousse à devenir directrice de laboratoire. L’Institution aussi essaie de la pousser à ce poste car elle a toutes les compétences pour y exceller. Pourtant, elle le refuse, connaissant les conséquences sur ses activités de recherche. Pour un chercheur, passer au poste de directeur de laboratoire implique un changement de métier, avec plus d’administratif, plus de management des équipes et moins de temps consacré à ses recherches. Ce que je décèle dans son choix, c’est de la clairvoyance sur la situation qu’on lui propose et une capacité à savoir ce qu’elle veut pour sa carrière et ce qu’elle ne veut pas. Il ne faut pas aller contre la nature des gens, l’essentiel est que cette chercheure se sente bien dans son travail. D’autant plus, que si elle est actuellement épanouie, qu’elle est arrivée à trouver, avec son compagnon et ses enfants, un équilibre entre vie de famille et vie professionnelle, il est difficile d’y renoncer. Dans notre secteur, cet équilibre est très dur à trouver et quand on le trouve on souhaite le garder, qu’on soit une femme ou un homme. Pour d’autres cas de figure, il est possible effectivement qu’il y ait une certaine auto-censure chez les chercheures et si c’est le cas, il faut faire sauter ces verrous car il est dommageable pour une institution de se priver d’un talent.
Avez-vous des modèles féminins scientifiques qui vous ont inspiré ?
La première femme à laquelle je pense est Edith Heard, généticienne, directrice de l’EMBL qui est un des plus prestigieux instituts de biologie moléculaire en Europe, cheffe d’équipe à l’institut Curie, titulaire d’une chaire au Collège de France, et lauréate du Grand Prix Inserm en 2017. Elle est notamment spécialiste de l’épigénétique, qui est la prise en compte de l’impact du contexte environnemental sur l’expression et le fonctionnement des gènes. Je pense également à Margaret Buckingham, professeure honoraire à l’Institut Pasteur et directrice de recherche émérite au CNRS, médaille d’or du CNRS, et qui a mené des travaux extraordinaires en biologie du développement, en particulier sur les gènes impliqués dans le développement musculaire. J’ai beaucoup suivi à l’époque de ma thèse ses recherches car nous travaillions dans l’équipe sur un gène impliqué dans ce compartiment tissulaire. Ce sont des femmes reconnues par leurs pairs et qui ont des carrières exemplaires. Également, étant passionné d’aviation, j’aimerai mentionner Amelia Earhart qui a été la première femme à traverser l’Atlantique en solitaire, en juin 1932 à bord d’un monomoteur, et qui a amélioré de plusieurs heures le record détenu cinq ans avant par Charles Lindbergh.
Au bilan, ma vision est que dans une société libérée le choix du genre n’a plus de place, mais tout est une histoire de compétence, d’engagement, de choix de carrière ou de choix personnels. Ceci est valable en science comme dans d’autres domaines.