Quelles ont été les étapes successives de votre collaboration ?
La participation des usagers de drogues aux politiques publiques
J’ai commencé à faire de la recherche participative sans le savoir. Ma thèse de sciences sociales, démarrée en 1995 et financée par l’Agence nationale de recherche sur le sida et les hépatites (ANRS), portait sur la participation des usagers de drogues aux politiques publiques. J’ai été accueillie par deux groupes d’auto-support – Narcotiques anonymes et Asud (Auto-support des usagers de drogues) – pour réaliser des observations ethnographiques de leurs activités durant plusieurs années. C’est dans ce contexte qu’une démarche participative a été mise en place.
Au début de ma thèse, la légitimité de ma présence, qui pouvait être vécue comme étrangère, s’est posée. Je me suis impliquée dans la relecture du journal d’Asud, sur un questionnaire pour Narcotiques anonymes. Nous avons travaillé avec les associations sur leurs attentes vis-à-vis de la recherche, ce qui a contribué à légitimer ma présence et au développement de liens de confiance car nous avons appris à nous connaître.
Mes premiers articles proposaient une analyse socio-historique de ces associations. Ils ont contribué à déconstruire des mythes, comme par exemple la dimension sectaire de Narcotiques anonymes. Cette dernière association a pu les utiliser pour faciliter la négociation des autorisations d’entrée dans les prisons. Puis, Jean-Maxence Granier m’a demandé de les aider à construire un questionnaire destiné à mieux connaître les personnes qui fréquentaient leurs groupes. Cette enquête a permis à nouveau de déconstruire les stéréotypes liés à l’association en montrant la diversité du public accueilli.
Le travail scientifique a ainsi contribué à légitimer la place de Narcotiques anonymes dans le paysage de la prise en charge des addictions et dans les prisons. L’association y intervenait grâce à une démarche participative portée par ses membres, incluant ma participation comme « accompagnatrice/alliée » de recherche.
Vers 2014, quand j’ai intégré l’Inserm, j’ai repris contact avec Narcotiques anonymes et Asud pour poursuivre d’autres expériences de recherche. Avec Jean-Maxence Granier, devenu président d’Asud, nous avons conçu, à deux voix, un numéro de la revue Esprit consacré aux politiques des drogues, qui a donné lieu à un colloque. Récemment, toujours avec Asud et l’association Oppelia, nous avons co-conçu un projet de recherche sur les travailleurs pairs et les savoirs expérientiels, financé par le fonds Addiction qui va se dérouler sur les quatre années à venir. Un projet de recherche centré sur le genre est mené actuellement avec l’association Asud Mars Say Yeah (connue sous le nom « le Tipi »).
La réduction des risques au sujet du crack
En 2009, quand je travaillais à l’Institut de veille sanitaire (l’ancienne appellation de Santé publique France), j’ai été contactée par un collectif d’associations de réduction des risques qui m’a proposé de construire, et d’évaluer avec eux, de nouvelles pipes à crack pour protéger les usagers des lésions et de l’hépatite C. Ce projet a été financé par l’ANRS. Il s’agissait du premier projet de recherche impliquant des usagers de drogues dans une démarche participative.
Ensemble, nous avons identifié les stratégies de prévention à l’étranger, et animé des focus group avec des usagers de crack. Ils ont co-construit le protocole de l’intervention en réduction des risques (kit crack) avec l’équipe de recherche et le collectif de professionnels de réduction des risques. L’outil, une pipe à crack en pyrex incluant des embouts et un filtre, a été diffusé par les structures. Une évaluation avant/après sa diffusion a montré que les lésions présentes sur la bouche et les mains des usagers de crack (liées à l’utilisation d’outils en verre cassants et conducteurs de chaleur) avaient été divisées par trois. Ce qui réduisait considérablement le risque de transmission de maladies infectieuses.
Cet outil a été validé par l’État et distribué gratuitement aux usagers par le biais des structures de réduction des risques. Les associations et l’Inserm n’ont pas déposé de brevet. C’est donc l’entreprise qui avait conçu l’outil pour les associations qui en retire les bénéfices aujourd’hui.
Cette expérience a été très enrichissante. Elle a mis en lumière l’importance d’associer les personnes concernées à la recherche. Elle a donné lieu à des effets politiques directement bénéfiques pour la prévention à destination des usagers. Suite à cette expérience, la quasi-totalité de nos recherches s’inscrivent dans une démarche participative. Nous avons créé un réseau avec Karine Bertrand de l’université de Sherbrooke pour valoriser et capitaliser nos expériences de recherche participative entre la France et le Québec.
Quelles sont selon vous les spécificités de la recherche participative ?
Tous les savoirs ont la même légitimité, mais ce sont des savoirs différents et complémentaires qui peuvent donner lieu à des injustices épistémiques (relatives à l’ensemble des connaissances propres à un groupe social et à une époque), contre lesquelles la recherche participative s’efforce de lutter. Une condition de ce type de recherche est de s’assurer que chacun se sent bien dans son rôle, que son apport est pris en compte, qu’il est respecté et valorisé, qu’il y a de la confiance et du plaisir à travailler ensemble.
Mon rôle est de faire de la recherche, de mettre en œuvre des méthodes scientifiques pour produire de nouvelles connaissances. Si ces connaissances permettent de la transformation sociale, c’est encore mieux. C’est la plus-value de la recherche participative. À chaque étape, il est important de communiquer sur le rôle de chacun, ses attentes, et sur les réajustements à effectuer éventuellement, pour limiter les non-dits et les rapports de pouvoir.
La recherche participative demande de rester ouvert, et d’accepter que nos savoirs puissent être contestés pour produire de nouveaux savoirs plus riches. Elle demande de ne pas penser qu’on a toujours raison, de ne pas être obsédé par le temps, et de résister à l’injonction de produire un grand nombre de publications en peu de temps. C’est une idée différente de la réussite personnelle : publier moins, mais de manière plus approfondie et collaborative, en impliquant des collectifs de personnes pour lesquels la production de connaissances peut améliorer leur santé et leur citoyenneté.
Image : © Adobestock/fizkes